Il les appelle sa Dreamteam. Pour le dernier concert du festival Jazz à Saint-Germain-des-Près, Didier Lockwood a retrouvé son Group.
Remarqué très jeune par Stéphane Grappelli, Lockwood est considéré comme l’un des plus grands violonistes de jazz vivant. Preuve en est, il a joué avec Christian Vander, Dave Brubeck ou encore Mike Stern en 40 ans de carrière et autant de styles balayés. Avec Jean-Marie Ecay à la guitare électrique, Linley Marthe à la basse et Paco Séry à la batterie, il renouera ce soir avec ses premières amours, le rock-blues teinté, évidemment, de jazz.
La foule du Théâtre de l’Odéon était, lieu prestigieux oblige, un brin guindée. L’amateur de jazz assis à ma droite, visiblement plus habitué aux caves enfumées du boulevard Saint-Germain qu’aux théâtres à l’italienne, s’est même demandé s’il pouvait applaudir à tout rompre. Au début, je pensais vraiment que non. Colliers de perles, costards, on se tient à carreau. C’est sans compter la joie communicative des lascars du Didier Lockwood Group. Paco Séry, batteur star (il s’est notamment retrouvé derrière les fûts pour des lives et albums de Nina Simone, Marvin Gaye ou Claude Nougaro), arrive sur scène tout sourire et… Rose. Chemise fuchsia, casquette à paillettes assortie… C’est sur qu’on est loin du cocktail mondain. Même constat pour les autres musiciens: le guitariste a l’air de sortir d’un concert de hard rock avec ses cheveux longs et le bassiste porte de longues dreadlocks. Voilà, c’est annoncé, le DLG ne se prend pas la tête. Et ils osent l’expérimentation, navigant entre fusion-jazz, rock ou classique. Lockwood bidouille toujours son violon à coup de pédales d’effet, avec une nette préférence pour le wah-wah.
Mais le plus étonnant lors de ce concert, outre la perfection technique des quatre musiciens, c’est l’intimité qu’ils ont su mettre en place. Chaque morceau est raconté, à coup d’anecdotes et de petites blagues… Jusqu’à avoir l’impression d’être en famille. Le deuxième titre, après une reprise d’un titre d’Uzeb enregistré à l’Olympia, est un thème de Duke Ellington. Lockwood en profite pour rendre hommage à Michel Petrucciani (pianiste légendaire disparu en 1999) avec qui il s’était souvent frotté à Ellington. On a alors assisté à un vrai moment de grâce quand le violon et la guitare reprenait exactement les mêmes notes pour mieux se séparer ensuite, comme une étreinte rapide entre deux vieux amis: un slow jazzy qui rendrait presque amoureux.
Changement d’ambiance. « Comme on est dans un théâtre à l’italienne, on va rendre hommage à un compositeur allemand: Jean-Sebastien Bach. Le jazz lui doit beaucoup ». Le titre Bach Hop, signé Lockwood, a de quoi dérouter, mélange parfait entre jazz, rock et classique. Il joue avec tant de virtuosité, de rapidité et de force que même son archet n’arrive pas à suivre: à partir de ce troisième morceau, des crins s’en détacheront régulièrement.
Quand je vous ai dit qu’on se serait cru en famille, je n’exagérais pas… Didier Lockwood, souriant, annonce le titre suivant: « Il y a 27 ans, mes jumelles sont nées. Je leur ai écrit une berceuse, Tiny Twins (ça faisait bien de mettre des titres en anglais à l’époque). Ca n’a jamais réussi à les endormir! A Sara et Natacha, je sais qu’elles sont ici ce soir ». On se retrouve dans la chambre à coucher, on imagine ce papa gâteux de ses filles, leurs jouant des mélodies au violon. Et quelle mélodie! L’ensemble est apaisant et doux, malgré un effet qui rend le son du violon parfois trop feutré.
Le DLG nous emmène ensuite au Brésil –« un souvenir d’une tournée », raconte un Lockwood malicieux, évoquant à demi-mot une conquête amoureuse-, pour mieux nous embarquer ensuite en Afrique. Paco Sévy abandonne sa batterie pour jouer un morceau qu’il a composé pour sa propre fille (encore!). Pas de violon ni de guitare ici, il s’agit d’un solo de sanza, petit boîtier aussi appelé « piano africain ». Le dialogue entre le violon et le sanza se transforme en bataille rangée hilarante. Mais les rires seront de courte durée. Didier Lockwood annonce une improvisation. Il la dédie à son père, qui lui a donné « le goût de l’aventure » et qui lui a appris que « la vie n’était qu’une suite d’improvisations ». Ce n’est qu’en toute fin de discours qu’il signifie, discrètement, que son père est décédé il y a deux mois. Seul sur scène, il tire de son violon une émotion rare. Tantôt tristes, tantôt rageuses, les notes transpercent un Théâtre de l’Odéon silencieux. Je ne pense pas avoir été la seule à être bouleversée par ses phrases rappelant parfois Tchaikovski.
Pendant un hommage à Miles Davis, une phrase du guitariste tirée de Purple Haze de Jimi Hendrix fera beaucoup rire les oreilles attentives. C’était le dernier morceau. Le rappel est plus que demandé… Et ce sera Nuages, thème classique du jazz manouche, qui commence dans la pure tradition héritée de Django Reinhardt, non sans rappeler le concert de Biréli Lagrène quelques jours plus tôt. Mais le Didier Lockwood Group ne fait rien de traditionnel. Une basse groovy se rajoute à l’ensemble, à coup de solo en slap ainsi qu’un violon à l’inspiration quasiment orientale. Le deuxième rappel est joué « très vite et très fort, comme ça vous allez avoir envie que ça s’arrête ». La leçon de dextérité ne nous a pas donné envie de repartir. L’Odéon est en feu, et il faudra quelque temps pour se remettre de ce concert, entre rires, énergie et émotion.
Crédits photo: Florian Denis